J a z z - P a s s i o n

 

5. Articles et autres Écrits originaux.

 

5.7. NOTES SUR LE FREE.


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1.

D'abord, comme je suis un " littéraire ", c'est-à-dire un homme affreusement bordélique, j'ai songé qu'il fallait sérieusement organiser ce petit quelque chose, qui a pour ambition de vous intéresser au free jazz, s'il voulait voir le jour...

Le Dr Gilbert Maurisson me confiait que M. Gérard Terronès s'était étonné dans un mail du peu de place réservé au free jazz sur le site de Jazz-Passion. Ce n'est pas la faute du Dr Gilbert Maurisson -- et ce n'est pas faute d'intérêt de sa part. Comme il en a sans doute fait lui-même l'expérience en fréquentant les " organes " spécialisés, comme vous en avez fait l'expérience si le titre de cette rubrique vous a incité à la visiter, le besoin se fait maintenant sentir non seulement de critiques, mais aussi de documentation (d'informations discographiques, cela est certain ; pour ce qui est d'une bibliographie, d'une recension des articles sur le sujet, je n'ose croire qu'un philologue se penchera un jour sur la question ; personnellement, je me contenterais volontiers même d'un universitaire), de renseignements bio-graphiques. Avant de soumettre à l'avis général des propositions concrètes, visant à établir une base de données qui serait appelée dans un futur proche à réaliser dans le cœur du passionné l'Idéal documentaire absolu en matière de free jazz..., je me livrerai, comme tout intellectuel lorsqu'il s'empare d'un sujet à d'autres fin que de payer les traites1, à des considérations fumeuses sur notre musique.


 

2.

Je pense que des NOTES SUR LE FREE JAZZ dignes de ce nom devraient adopter une forme un peu différente de ce que l'on peut lire dans nos magazines de jazz préférés ; ceci dit avec tout le respect que l'on doit à leur travail. Une forme hors cadres pour une musique qui a un rapport aux règles, à la technique, à la tradition, tellement conflictuel. C'est tout de même une musique très à part (je n'apprends rien à personne), qui a connu un semblant de reconnaissance dans les années quatre-vingt, et qui depuis tend à redevenir invisible. Invisible, vraiment : " free-jazz " fait partie des termes du lexique qui ne signifient plus grand-chose. On dit et on lit, quand une musique a une consonance inhabituelle, " C'est free ", comme d'ailleurs, quand sur une autre musique on peut taper du pied, " C'est bop ". Ceci une fois dit et écrit, on n'a rien dit et rien écrit. Il n'empêche qu'un certain usage des mots crée des oppositions, et que celles-ci ont la vie dure, malgré le fait qu'elles ne recouvrent aucune réalité. Certaines attitudes encouragent ce flou (peu) artistique. Parmi les amateurs de free-jazz, ce n'est un paradoxe que pour les idiots ; je n'en connais aucun qui ne soit pas un plus ardent défenseur de l'histoire toute entière du jazz, que les gens qui défendent ou imaginent défendre une idée de la musique des années quarante, cinquante, qui n'a jamais existé que sur les notes de pochette. Ce n'est paradoxal, pour les idiots, que parce qu'ils se figurent que tout dans l'histoire de l'art est affaire de rupture (parce qu'on retrouve les mêmes en littérature, en peinture, en cinéma, etc.) : le moyen de leur faire comprendre que le glissement du bop, au hard-bop, à la New Thing, personne ne l'a vu ? On serait bien curieux de savoir quel sort ils réservent à certains albums parus sur Blue Note entre 1961 et 1966 (des musiciens de hard-bop qui font de l'avant-garde, ou l'inverse ?), mais ils ne les connaissent pas. Je ne sais pas réellement où en sont les américains avec ce fatras, mais force est de constater qu'en France les étiquettes restent la façon de penser la plus répandue. L'amateur de free-jazz, même s'il n'est pas moins partial, pas moins de mauvaise foi que les autres amateurs, est favorisé en ce qu'il est contraint, s'il veut comprendre ce qu'il écoute -et il doit faire le choix de comprendre, parce qu'on ne met pas cette musique en bruit de fond- d'adopter le point de vue historique le plus global. Mais pourquoi cette mise au point, enfin ? Parce que nous sommes en 2002. Et que, depuis que je me consacre à cette musique, depuis cinq ans, je constate que le même discours réactionnaire est toujours à l'œuvre. Pas chez les critiques (ou ils s'en cachent bien, ou le rédacteur en chef prend soin de les censurer, s'il a l'honnêteté de lire son propre canard), pas chez les musiciens, mais précisément chez les gens qui font vivre notre art : les auditeurs, les consommateurs de disques... Vous rentrez dans la boutique. Vous sortez des bacs The Hunt de Wardell Gray et Dexter Gordon, parce qu'il en est question (chapitre d'anthologie...) dans On the road de Kerouac que vous dévorez fiévreusement ; vous trouvez aussi ce concert, sans doute un peu pirate, d'Ornette Coleman qui vous manquait. Vous approchez de votre détaillant adoré ; un échalas tape du pied, à côté de la caisse. Au moment où vous tendez les disques dans le geste rituel, l'échalas s'en saisit, regarde le 'Ornette' et, sans cesser de taper du pied, déclare : " Putain, quelle merde ". Au fait, sur quoi tape-t-il du pied ? Je vous le donne en mille : sur Dexter Gordon. Ça ne fait rien. Selon lui, vous n'avez pas le droit d'écouter Dexter Gordon : vous aimez Ornette Coleman. Cette anecdote marche aussi très bien avec Cecil Taylor. Il n'y rentre pas la moindre intention de caricature : cela s'est produit chez l'un des disquaires que nous fréquentons tous sur la place de Paris.

Or, j'espère avoir souvent l'occasion d'y insister : cette Great Black Music, si hermétique, pur charlatanisme, trente ans que ça dure, etc., la " musique classique noire " (concept passionnant !) est née de la revendication de toute l'histoire du jazz, même des apports blancs, et même de Marsalis (ce qu'il semble avoir oublié dans son documentaire). J'ai parfois envie de retourner la politesse à ces gens, mais cela est intellectuellement impossible. Et puis, je suis bonne poire : à s'entendre répéter qu'on a des goûts de chiottes, on apprend la tolérance. Comment, par exemple, l'auteur de ces lignes a-t-il découvert le Modern Jazz Quartet, qu'il pensait a priori aux antipodes de ses préoccupations musicales, erreur qu'il a reniée depuis et dont il se repent ? En discutant avec un fan de John Lewis. J'ai dû lui dire quelque chose qu'il ne fallait pas, parce qu'il m'a répondu : " Je ne sais plus où j'ai lu que de toutes façons beaucoup de types qui ont suivi Monk [sans préciser quels "types"] l'ont fait parce que son succès avait ouvert la possibilité à des gens qui ne connaissent pas la musique d'en faire." Il avait de bien mauvaises lectures. On ne faisait pas pire au temps de Panassié. En l'occurrence, j'ai découvert une musique superbe grâce à un imbécile, qui m'a procuré par la même occasion cette satisfaction quasi-morale : aimer la musique de son ennemi ; cela n'est-il pas presque du christianisme ?

Ceci ne prête pas à conséquence, m'a-t-on retourné chaque fois que je m'en suis plaint ; il ne s'agit pas de débat formel, il nous arrive à tous de faire de la musicologie de comptoir, etc. Non : ce discours n'est pas anodin.


 

3.

Si je perds du temps avec des évidences c'est qu'il y a malheureusement sans cesse besoin de les réaffirmer.

Tout le monde peut venir au free-jazz sans le connaître, plus facilement peut-être qu'au jazz des année quarante et cinquante, puisque les règles en vigueur et la technique, si règles et usage d'une technique il y a, regardent essentiellement le musicien et le musicien seul. Le musicien de free ne se retranche pas derrière elles, et ne s'en fait pas un étendard. Anthony Braxton a une écriture plus complexe que bien des compositeurs européens ; et Anthony Braxton n'a jamais pris son public pour une bande de cons sous prétexte que ce public ne sait pas lire ses textes, et à plus forte raison des partitions avec graphiques et symboles. Le free-jazz est une approche idéale du jazz " en général " pour le néophyte.

Le free-jazz a encore ceci : d'être une musique universelle en ce que tout le monde peut y venir avec ses propres références ; tout a trouvé sa place dans le free-jazz, du plus ou moins de talent des exécutants dépendant ensuite la réussite de l'œuvre, et l'œuvre réussie étant celle qui crée un langage cohérent, unificateur plutôt qu'unifié, de ces mille diversités. Cette exigence de cohérence, c'est ce qui constitue le free-jazz, avant toute autre considération. Steve Lacy a souvent pointé ce paradoxe2 : cette musique, à force d'ouvrir l'expression à tout ce que le cerveau peut imaginer et ce que le corps peut réaliser physiquement dans le champ musical, à force d'amasser les influences, a peu à peu produit des œuvres sonnant (ou dissonant) toutes pareilles.


 

4.

Je fais semblant de m'égarer, mais ces remarques rejoignent ce que je voulais dire sur la forme que devraient prendre ces notes : ce qui nous ferait peut-être plaisir, à nous qui avons des goûts " oubliés ", c'est de retrouver à la maison, en en écoutant l'objet, ces débats qui animent les magasins où nous vivons notre passion, de retrouver un écrit qui les prolonge... Par exemple, §2 de cette première livraison, j'ai balancé je crois assez pour que quelqu'un désire abonder dans mon sens, et quelque autre me remettre en place : tout à fait dans l'esprit d'Internet, voici un petit forum qui se monte. Si personne ne bronche : alors j'avoue que ce que j'ai dit est franchement bête ; quelle importance, je finirai bien par vous donner du grain à moudre avec les prochains sujets, sur lesquels j'écrirai des choses encore plus bêtes. J'encourage donc tout le monde à réagir, et à rectifier mes bêtises.

Ceci posé, je pense que le " débat musical dans une boutique réservée à cet effet, mention Jazz contemporain " est une discipline que nous ne sommes pas prêts de voir figurer au baccalauréat. Le free-jazz est une musique qui se vit, qui génère énormément de conversations même si on l'écoute difficilement à plusieurs : je crois que le free-jazz se prête mal à la critique traditionnelle, et que la forme fragmentée, la plus courte possible, ou, je reviens à la charge, le débat, conviennent mieux que les habituels compte-rendu ou autres liner notes. Même si je raffole des notes de pochette d'Ira Gitler, Nat Hentoff, Valerie Wilmer, Stanley Crouch..., je n'entends pas décrire, par le menu, dans ces futures contributions, à un auditeur, qui pour compliquer la chose est, ne l'oubliez pas, un lecteur, une musique, le free-jazz, qu'il n'a de toutes façons pas dans l'oreille. Que je rapporte, dans l'esprit de la critique traditionnelle, que Bobby Crumpf prend un solo de basse de dix-sept mesures trois-quarts pizzicato avant l'intervention cruciale de Lonnie Bollington au saxophone alto à coulisses, m'apprend bien peu sur leur musique.

Enfin, voici quel est clairement mon appel : que quelques bonnes volontés nous aident à mener un travail de vulgarisation honnête, qui n'a pas l'ambition d'être critique ou journalistique. Vous ne mesurerez jamais aussi bien la différence qu'en comparant cet article à une page prise au hasard de Free Jazz de MM. Carles et Comolli. Je ne suis pas, et peu d'entre vous le sont, spécialiste des questions d'histoire politique, sociale ou économique -notre démarche sera plutôt, et nous espérons le faire au mieux, de vous rediriger, si nous avons éveillé tant soit peu votre curiosité, vers les travaux de ceux qui continuent à défricher (et entretenir) ce terrain avec talent....

(A lire, je l'espère bientôt, quelques articles de l'auteur de ces lignes, à titre d'exemple.)

Julien Palomo


1. L'intellectuel, spécialement l'intellectuel parisien, pratique aussi une forme d'humour qui fonctionne par clichés. Mais s'il est suffisamment lucide pour ne pas se bercer de l'illusion de passer pour le gars sympa, il espère que la dérision lui fera pardonner les énormités qu'il va vous assener en faisant son " celui-qui-sait ".

2. Cf. par exemple l'interview donnée à Etienne Brunet dans le livret du coffret Scratching the Seventies, Saravah, 1996.

 


N.D.L.R.

Je tiens à remercier vivement Julien Palomo qui s'est proposé de débuter cette rubrique sur un sujet où j'ai, il faut le reconnaître, encore beaucoup de lacunes.

Julien Palomo est donc la première personne à m'avoir contacté pour proposer ses services à Jazz-Passion.

En espérant que d'autres deviendront comme lui un collaborateur régulier ou occasionnel de Jazz-Passion.

Je tiens aussi à remercier Gilles de chez Croco Jazz car c'est dans sa boutique que j'ai rencontré la première fois Julien Palomo.

Dr Gilbert Maurisson
Concepteur de Jazz-Passion.



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