1.
D'abord, comme je suis un
" littéraire ", c'est-à-dire un homme
affreusement bordélique, j'ai songé qu'il
fallait sérieusement organiser ce petit quelque chose, qui a pour
ambition de vous intéresser au free jazz, s'il
voulait voir le jour...
Le Dr Gilbert Maurisson me
confiait que M. Gérard Terronès s'était
étonné dans un mail du peu de place
réservé au free jazz sur le site de
Jazz-Passion. Ce n'est pas la faute du Dr Gilbert Maurisson
-- et ce n'est pas faute d'intérêt de sa part.
Comme il en a sans doute fait lui-même
l'expérience en fréquentant les " organes "
spécialisés, comme vous en avez fait
l'expérience si le titre de cette rubrique vous a
incité à la visiter, le besoin se fait
maintenant sentir non seulement de critiques, mais aussi de
documentation (d'informations discographiques, cela est
certain ; pour ce qui est d'une bibliographie, d'une
recension des articles sur le sujet, je n'ose croire qu'un
philologue se penchera un jour sur la question ;
personnellement, je me contenterais volontiers même
d'un universitaire), de renseignements bio-graphiques. Avant
de soumettre à l'avis général des
propositions concrètes, visant à
établir une base de données qui serait
appelée dans un futur proche à réaliser
dans le cœur du passionné l'Idéal documentaire
absolu en matière de free jazz..., je me livrerai,
comme tout intellectuel lorsqu'il s'empare d'un sujet
à d'autres fin que de payer les
traites1, à des
considérations fumeuses sur notre musique.
|
2.
Je pense que des NOTES SUR
LE FREE JAZZ dignes de ce nom devraient adopter une forme un
peu différente de ce que l'on peut lire dans nos
magazines de jazz préférés ; ceci dit
avec tout le respect que l'on doit à leur travail.
Une forme hors cadres pour une musique qui a un rapport aux
règles, à la technique, à la tradition,
tellement conflictuel. C'est tout de même une musique
très à part (je n'apprends rien à
personne), qui a connu un semblant de reconnaissance dans
les années quatre-vingt, et qui depuis tend à
redevenir invisible. Invisible, vraiment : " free-jazz "
fait partie des termes du lexique qui ne signifient plus
grand-chose. On dit et on lit, quand une musique a une consonance inhabituelle, " C'est free ", comme d'ailleurs,
quand sur une autre musique on peut taper du pied, " C'est
bop ". Ceci une fois dit et écrit, on n'a rien dit et
rien écrit. Il n'empêche qu'un certain usage
des mots crée des oppositions, et que celles-ci ont
la vie dure, malgré le fait qu'elles ne recouvrent aucune
réalité. Certaines attitudes encouragent ce
flou (peu) artistique. Parmi les amateurs de free-jazz, ce
n'est un paradoxe que pour les idiots ; je n'en connais aucun
qui ne soit pas un plus ardent défenseur de
l'histoire toute
entière du
jazz, que les gens qui défendent ou imaginent
défendre une idée de la musique des
années quarante, cinquante, qui n'a jamais
existé que sur les notes de pochette. Ce n'est
paradoxal, pour les idiots, que parce qu'ils se figurent que
tout dans l'histoire de l'art est affaire de rupture (parce
qu'on retrouve les mêmes en littérature, en
peinture, en cinéma, etc.) : le moyen de leur faire
comprendre que le glissement du bop, au hard-bop, à
la New Thing, personne ne l'a vu ? On serait bien curieux de
savoir quel sort ils réservent à certains
albums parus sur Blue Note entre 1961 et 1966 (des musiciens
de hard-bop qui font de l'avant-garde, ou l'inverse ?), mais
ils ne les connaissent pas. Je ne sais pas réellement
où en sont les américains avec ce fatras, mais
force est de constater qu'en France les étiquettes restent la façon de penser
la plus répandue. L'amateur de free-jazz, même
s'il n'est pas moins partial, pas moins de mauvaise foi que
les autres amateurs, est favorisé en ce qu'il est
contraint, s'il veut comprendre ce qu'il écoute -et
il doit faire le choix de comprendre, parce qu'on ne met pas
cette musique en bruit de fond- d'adopter le point de vue
historique le plus global. Mais pourquoi cette mise au
point, enfin ? Parce que nous sommes en 2002. Et que, depuis
que je me consacre à cette musique, depuis cinq ans,
je constate que le même discours réactionnaire
est toujours à l'œuvre. Pas chez les critiques (ou
ils s'en cachent bien, ou le rédacteur en chef prend
soin de les censurer, s'il a l'honnêteté de
lire son propre canard), pas chez les musiciens, mais
précisément chez les gens qui font vivre notre
art : les auditeurs, les consommateurs de disques... Vous
rentrez dans la boutique. Vous sortez des bacs
The
Hunt de Wardell
Gray et Dexter Gordon, parce qu'il en est question (chapitre
d'anthologie...) dans On the road de Kerouac que vous dévorez
fiévreusement ; vous trouvez aussi ce concert, sans
doute un peu pirate, d'Ornette Coleman qui vous manquait.
Vous approchez de votre détaillant adoré ; un
échalas tape du pied, à côté de
la caisse. Au moment où vous tendez les disques dans
le geste rituel, l'échalas s'en saisit, regarde le 'Ornette' et, sans cesser de taper du pied, déclare : "
Putain, quelle merde ". Au fait, sur quoi tape-t-il du pied
? Je vous le donne en mille : sur Dexter Gordon. Ça
ne fait rien. Selon lui, vous n'avez pas le droit
d'écouter Dexter Gordon : vous aimez Ornette Coleman.
Cette anecdote marche aussi très bien avec Cecil
Taylor. Il n'y rentre pas la moindre intention de caricature
: cela s'est produit chez l'un des disquaires que nous
fréquentons tous sur la place de Paris.
Or, j'espère avoir
souvent l'occasion d'y insister : cette Great Black Music, si hermétique, pur
charlatanisme, trente ans que ça dure, etc., la "
musique classique noire " (concept passionnant !) est
née de la revendication de toute l'histoire du jazz, même des
apports blancs, et même de Marsalis (ce qu'il semble
avoir oublié dans son documentaire). J'ai parfois
envie de retourner la politesse à ces gens, mais cela
est intellectuellement impossible. Et puis, je suis bonne
poire : à s'entendre répéter qu'on a
des goûts de chiottes, on apprend la tolérance.
Comment, par exemple, l'auteur de ces lignes a-t-il
découvert le Modern Jazz Quartet, qu'il pensait
a priori
aux antipodes de
ses préoccupations musicales, erreur qu'il a
reniée depuis et dont il se repent ? En discutant
avec un fan de John Lewis. J'ai dû lui dire quelque
chose qu'il ne fallait pas, parce qu'il m'a répondu :
" Je ne sais plus où j'ai lu que de toutes façons
beaucoup de types qui ont suivi Monk [sans préciser
quels "types"] l'ont fait parce que son succès avait
ouvert la possibilité à des gens qui ne
connaissent pas la musique d'en faire." Il avait de bien
mauvaises lectures. On ne faisait pas pire au temps de
Panassié. En l'occurrence, j'ai découvert une
musique superbe grâce à un imbécile, qui
m'a procuré par la même occasion cette
satisfaction quasi-morale : aimer la musique de son ennemi ; cela n'est-il pas presque du christianisme ?
Ceci ne prête pas
à conséquence, m'a-t-on retourné chaque
fois que je m'en suis plaint ; il ne s'agit pas de
débat formel, il nous arrive à tous de faire
de la musicologie de comptoir, etc. Non : ce discours n'est
pas anodin.
|
3.
Si je perds du temps avec
des évidences c'est qu'il y a malheureusement sans
cesse besoin de les réaffirmer.
Tout le monde peut venir
au free-jazz sans le connaître, plus facilement
peut-être qu'au jazz des année quarante et
cinquante, puisque les règles en vigueur et la
technique, si règles et usage d'une technique il y a,
regardent essentiellement le musicien et le musicien seul.
Le musicien de free ne se retranche pas derrière
elles, et ne s'en fait pas un étendard. Anthony
Braxton a une écriture plus complexe que bien des
compositeurs européens ; et Anthony Braxton n'a
jamais pris son public pour une bande de cons sous
prétexte que ce public ne sait pas lire ses textes,
et à plus forte raison des partitions avec graphiques
et symboles. Le free-jazz est une approche idéale du
jazz " en général " pour le
néophyte.
Le free-jazz a encore ceci : d'être une musique
universelle en ce que tout
le monde peut y venir avec ses propres
références ; tout a trouvé sa place
dans le free-jazz, du plus ou moins de talent des
exécutants dépendant ensuite la
réussite de l'œuvre, et l'œuvre réussie
étant celle qui crée un langage
cohérent, unificateur plutôt
qu'unifié, de ces mille diversités. Cette
exigence de cohérence, c'est ce qui constitue le
free-jazz, avant toute autre considération. Steve
Lacy a souvent pointé ce paradoxe2 : cette musique, à force
d'ouvrir l'expression à tout ce que le cerveau peut
imaginer et ce que le corps peut réaliser
physiquement dans le champ musical, à force d'amasser
les influences, a peu à peu produit des œuvres sonnant (ou dissonant) toutes pareilles.
|
4.
Je fais semblant de
m'égarer, mais ces remarques rejoignent ce que je
voulais dire sur la forme que devraient prendre ces notes :
ce qui nous ferait peut-être plaisir, à nous
qui avons des goûts " oubliés ", c'est de
retrouver à la maison, en en écoutant l'objet,
ces débats qui animent les magasins où nous
vivons notre passion, de retrouver un écrit qui les
prolonge... Par exemple, §2 de cette première
livraison, j'ai balancé je crois assez pour que
quelqu'un désire abonder dans mon sens, et quelque autre me remettre en place : tout à fait dans
l'esprit d'Internet, voici un petit forum qui se monte. Si
personne ne bronche : alors j'avoue que ce que j'ai dit est
franchement bête ; quelle importance, je finirai bien
par vous donner du grain à moudre avec les prochains
sujets, sur lesquels j'écrirai des choses encore plus
bêtes. J'encourage donc tout le monde à
réagir, et à rectifier mes
bêtises.
Ceci posé, je pense
que le " débat musical dans une boutique
réservée à cet effet, mention Jazz
contemporain " est une discipline que nous ne sommes pas
prêts de voir figurer au baccalauréat. Le
free-jazz est une musique qui se vit, qui
génère énormément de
conversations même si on l'écoute difficilement
à plusieurs : je crois que le free-jazz se
prête mal à la critique traditionnelle, et que
la forme fragmentée, la plus courte possible, ou, je
reviens à la charge, le débat, conviennent
mieux que les habituels compte-rendu ou autres
liner
notes. Même
si je raffole des notes de pochette d'Ira Gitler, Nat
Hentoff, Valerie Wilmer, Stanley Crouch..., je n'entends pas
décrire, par le menu, dans ces futures contributions,
à un auditeur, qui pour compliquer la chose est, ne
l'oubliez pas, un lecteur, une musique, le free-jazz, qu'il
n'a de toutes façons pas dans l'oreille. Que je
rapporte, dans l'esprit de la critique traditionnelle, que
Bobby Crumpf prend un solo de basse de dix-sept mesures
trois-quarts pizzicato avant l'intervention cruciale de
Lonnie Bollington au saxophone alto à coulisses,
m'apprend bien peu sur leur musique.
Enfin, voici quel est
clairement mon appel : que quelques bonnes volontés
nous aident à mener un travail de vulgarisation
honnête, qui n'a pas l'ambition d'être critique
ou journalistique. Vous ne mesurerez jamais aussi bien la
différence qu'en comparant cet article à une
page prise au hasard de Free Jazz de MM. Carles et Comolli. Je ne
suis pas, et peu d'entre vous le sont, spécialiste
des questions d'histoire politique, sociale ou
économique -notre démarche sera
plutôt, et nous espérons le faire au mieux, de
vous rediriger, si nous avons éveillé tant
soit peu votre curiosité, vers les travaux de ceux
qui continuent à défricher (et entretenir) ce
terrain avec talent....
(A lire, je
l'espère bientôt, quelques articles de l'auteur
de ces lignes, à titre d'exemple.)
Julien
Palomo
|
1.
L'intellectuel, spécialement l'intellectuel parisien,
pratique aussi une forme d'humour qui fonctionne par
clichés. Mais s'il est suffisamment lucide pour ne
pas se bercer de l'illusion de passer pour le gars sympa, il
espère que la dérision lui fera pardonner les
énormités qu'il va vous assener en faisant son
" celui-qui-sait ".
2. Cf.
par exemple l'interview donnée à Etienne
Brunet dans le livret du coffret Scratching the
Seventies, Saravah, 1996.
|
N.D.L.R.
Je tiens à
remercier vivement Julien Palomo qui s'est proposé de
débuter cette rubrique sur un sujet où j'ai,
il faut le reconnaître, encore beaucoup de
lacunes.
Julien Palomo est donc la
première personne à m'avoir contacté
pour proposer ses services à Jazz-Passion.
En espérant que
d'autres deviendront comme lui un collaborateur
régulier ou occasionnel de Jazz-Passion.
Je tiens aussi à
remercier Gilles de chez Croco Jazz car c'est dans sa
boutique que j'ai rencontré la première fois
Julien Palomo.
Dr Gilbert Maurisson
Concepteur de Jazz-Passion.
|