Lenny Popkin s'est produit
en trio les 3, 4 et 5 Avril 2002 au Sunset à
Paris.
C'est la troisième fois qu'il jouait dans un club de
jazz à Paris. Il s'était aussi produit en
France le 21/03/2001 dans le cadre des concerts
organisés par Banlieues Bleues.
Mais qui est Lenny Popkin
? La question s'avère nécessaire car peu de
gens le connaissent. Et pourtant, il s'agit probablement
d'un des plus grands saxophonistes ténors. C'est peu
dire. Mais il convient de donner quelques précisions,
car il est si fréquent de lancer à la
cantonade une telle annonce, souvent un peu par excès
d'un engouement fort compréhensible chez les
mélomanes.
Il serait plus juste de dire que ce n'est pas le plus grand.
Car ils sont plusieurs à pouvoir revendiquer cette
place ! Dans les ténors, il y a bien sûr Lester
Young, John Coltrane etc. ; mais aussi, d'autres moins
connus qui sont excellents. Et d'autres totalement inconnus
qu'il conviendrait de mettre également au
pinacle*. De plus, il
conviendrait, dans l'attribution des médailles, de
tenir compte de la pluralité des styles existant dans
le jazz. Ce qui est affaire de goût (quoique que dans
le jazz, on arrive, avec les années, à
s'intéresser à des tas de styles
différents).
Mais on peut avancer qu'il
existe un dénominateur commun à ces
étoiles, à savoir la faculté de
produire une improvisation géniale sur un
thème donné : l'improvisation est à mon
sens une des caractéristiques très importantes
du jazz (en particulier à partir d'un thème
devenu un standard au fil des ans).
Warne Marsh fut l'un des plus grands improvisateurs. Ce fut,
avec Lee Konitz, l'un des saxophones ténors
fétiches du pianiste Lennie Tristano. Celui qui
convenait le mieux à son style. Lenny Popkin,
s'inscrit aussi dans la tradition de cette école
fondée par Lennie Tristano dans les années
1940 ; au moment même où s'est
développé le bebop, l'autre grand courant
musical de cette époque qui reçut, comme on le
sait, un accueil beaucoup plus bruyant et prolongé
(à juste titre !).
Lenny Popkin a peu
enregistré. Par contre, il s'est occupé de
l'établissement des maquettes de certains
enregistrements de Warne Marsh et Lee Konitz avec Lennie
Tristano, notamment Lennie Tristano Quintet Live At
Birdland 1949
(Jazz Records, JR-1, 1979), Lennie Tristano Quintet Live In
Toronto 1952 (Jazz
Records, JR-5, 1982), Lennie Tristano New York
Improvisations
1955 & 1956 (Elektra, 1983), Lenny Tristano Quartet et
Quintet/Continuity/Half Note1958 & 1962 (Jazz Records,
JR-6, 1985), et probablement de nombreuses séances
qui n'ont pu encore être éditées faute
de moyens financiers ! Il a aussi enseigné la musique
depuis les années 1970, et particulièrement
depuis les années 1980 où c'est devenu sa
principale activité.
Récemment, il y a
eu un CD, Lenny
Popkin, chez
Lifeline
Records (LR
101/CD, 1999) avec Carol Tristano et Rich Califano à
la basse, enregistré les 30 et 31/08/1999 au Campo
Studios (New York).
Auparavant, il y a eu cinq CD chez New Artists Records avec
Connie Crothers au piano (une autre tristanienne), Carol
Tristano et Cameroun Brown à la basse (Connie
Crothers-Lenny Popkin Quartet) :
-
Session (NA 1027/CD) enregistré au
Pintemps-Été 1996 au Sear Sound (New
York),
- Jazz
Spring (NA 1017CD)
enregistré le 26/03/1993 aux BMG Studios (New
York),
- New York Night
(NA 1008/CD)
enregistré le 04/12/1989 au Blue Note à New
York,
- In
Motion (NA
1013/CD, 1991) enregistré les 23/11/1989 (à
Bruges, enregistrements BRT) et 25/11/1989 (à
Bruxelles, enregistrement BRT),
- et Love
Energy (NA 1005/LP
& CD, 1988) enregistré les 14 et 21/04/1988
à New York.
Il a d'ailleurs souvent
joué avec Connie Crothers au début des
années 1960, ainsi qu'avec un autre pianiste
tristanien, Sal Mosca (à cette époque, c'est
au saxophone alto qu'il s'exprimait ; ce n'est qu'en 1966,
que son choix se porta sur le ténor). Mais il ne
semble pas qu'il y ait eu des enregistrements de ces
prestations.
Le 13/12/1984, il a fait
un disque à New York, True Fun chez Jazz Records (JR 7/LP) avec Liz Gorrill au
piano et Eddie Gomez à la basse, qui comporte une
suite qui est dédiée à Vincent Van
Gogh.
En remontant le temps, il y a eu encore deux
enregistrements : le 28/01/1979 celui d'un concert (Lennie
Tristano Memorial Concert - Town Hall, New York) à la
mémoire de Lenny Tristano (un coffret de trois
disques, JR3/LP) qui a été publié par
Jazz Records (la compagnie de disques créée
par Lennie Tristano) avec, sur la face 1 du 3ème
disque, Lenny Popkin avec Stan Fortuna à la basse et
Peter Scattaretico à la batterie ; et un autre
à New York, à la fin de la même
année : Falling
Free, avec
Eddie Gomez (basse), et Peter Scattaretico chez
Choice (CRS 1027/LP), avec comme
ingénieur du son et productrice, Connie
Crothers.
Tout comme ses
émules, notamment Warne Marsh, on a l'impression
qu'il n'a jamais été au goût du jour.
Pour Warne Marsh, beaucoup s'en sont rendus compte
après sa disparition (une exception de taille est
à citer : le Danish Jazz exchange qui permit de le
sortir transitoirement un peu de l'oubli dans les
années 1970).
Et puis, il y a eu ces
trois soirées mémorables au Sunset (un
enregistrement a été effectué le
vendredi 4 avril et a été radiodiffusé
par France Musique le même jour dans l'émission
Jazz-club de Claude Carrière et Jean
Delmas**). Ce trio nous a
offert, à chaque fois, trois sets de 45
minutes.
Pour ma part, j'ai
assisté à ces trois soirées parisiennes
!
Pour quelqu'un, comme moi, qui n'a pas suffisamment de temps
pour aller régulièrement dans les clubs (il y
a déjà tant de disques à
découvrir !), j'ai été
particulièrement surpris par le public. Public pas si
hétérogène qu'on pourrait le penser :
surtout des touristes anglophones qu'on amenait ici un peu
pour retrouver leurs marques. Mais la plupart n'en avait
rien à faire du jazz ! Il n'était pas sorcier
de s'en rendre compte : ils discutaient de choses et
d'autres non jazzistiques.
Le vendredi, il y avait, certes, un petit groupe
"tristanien" de trois personnes (notamment Benoît
Gassiot-Talabot
avec qui j'ai échangé quelques impressions).
Des passionnés, comme moi, par les membres de cette
école qui est née sous l'impulsion de Lennie
Tristano. Une école qui, après plus de 50 ans
d'existence, perdure aujourd'hui, notamment avec le Lenny
Popkin trio.
Le samedi, il y a eu un ami du contrebassiste qui est venu
le saluer et, à la fin de la soirée, deux
saxophonistes passionnés sont venus discuter avec
Lenny Popkin ; deux autres accompagnés de leur
instrument, plus discrets, sont venus aussi le jeudi et le
vendredi.
Quand je repense à cette qualité
d'interprétation à laquelle on a eu droit
(notamment le jeudi et le vendredi) qui fait la
différence avec de nombreux enregistrements en studio
(dont on doit pourtant se contenter mais qui sont souvent de
pâles reflets du talent des musiciens) !
Il conviendrait que l'on
s'efforce d'annoncer un peu mieux ces prestations en
live !
Bien sûr, les journaux spécialisés le
font. Mais il est parfois difficile de s'y retrouver dans
leur masse d'informations. De plus, la date de certaines
manifestations étant parfois arrêtée de
façon très tardive, les revues mensuelles ne
peuvent réussir à les annoncer. Mais cela
pourrait se faire aussi chez les disquaires
spécialisés (c'est d'ailleurs lors de mon
passage chez Paris Jazz Corner qu'un habitué,
Olivier
Ledure, m'a
prévenu de la venue à Paris de Lenny Popkin !)
où les habitués pourraient aussi transcrire
des informations de ce type et leurs coups de cœur sur une
petite pancarte réservée à cet
effet***.
Pour ma part, j'y ai pensé un peu tard le samedi
après-midi en réalisant une petite affiche que
mes deux disquaires de prédilection (Paris Jazz
Corner et Croco Jazz) ont accepté d'apposer dans leur
magasin. Il y a eu au moins une personne, que j'ai reconnue,
qui est venue suite à la lecture de mon affiche !
Il est vrai que le public, même aux temps
héroïques, était souvent composé
de personnes pas particulièrement passionnées
par le jazz et/ou respectueuses des musiciens. Et en ces
temps-là, même les jazzophiles
désertaient les concerts quand un match avait lieu.
Rappelons le légendaire concert de Massey Hall
(Toronto, 15/05/1953) avec Charlie Parker, Dizzy Gillespie,
Bud Powell, Charles Mingus et Max Roach, décrit
pourtant comme The
Greatest Jazz Concert Ever, qui fut boudé pour un match
de boxe (à peine un quart des 2 500 places furent
occupées) !
Et pourtant, parmi les passionnés de jazz, nous
sommes nombreux à répéter combien on
aurait aimé assister à des prestations en live
avec tel ou tel musicien aujourd'hui disparu.
Faut-il attendre que les vivants soient morts pour continuer
une même litanie ?
Ceci dit, ces trois
soirées furent un délice : How Deep Is The Music of the Lenny
Popkin Trio
!
Aux côtés de Lenny Popkin, à la
batterie, Carol Tristano ; la fille**** du maître
à penser et à jouer (cf. infra). Habituée
depuis plusieurs années à se produire avec
Lenny Popkin, elle impulse un rythme idéal à
l'expression du saxophone de Lenny, que ce soit avec les
baguettes ou avec les balais. Rythme qu'elle traduit dans un
mouvement lancinant du corps, identique à celui de
certains auditeurs qui s'abreuvent ainsi de jazz
jusqu'à la moelle. Avec un regard exprimant une
admiration de madone à l'intention du saxophoniste,
ou sombrant dans le vide ; les yeux se ferment : il n'y a
plus que la musique produite par le trio.
Un petit détail qui réjouira certains
cinéphiles : si ses longs cheveux conviennent
à l'image d'une madone, c'est une comtesse aux pieds
nus qui entre en
scène ; à chaque début de set, la
première chose qu'elle fait est de retirer ses
chaussures !
À la basse, Jean-Philippe
Viret, un
français qui semble être estimé par
beaucoup de personnes que j'ai interrogées à
ce sujet. Il vient d'ailleurs de faire un disque en leader
pour le dynamique label Sketch (<http://www.sketch-studio.com>), distribué par
Harmonia mundi (Considération ).
Ce qui m'a particulièrement surpris au cours de ces
trois soirées, c'est la parfaite cohésion du
trio. On n'en attend certes pas moins. Mais ce qui fut
remarquable, c'est que Jean-Philippe Viret n'avait
joué, auparavant, que le mercredi
précédent avec Lenny Popkin et Carol Tristano
(en Belgique). Et il ne connaissait que vaguement ses
partenaires, ainsi que l'école tristanienne. Je lui
ai même appris qu'un de ses contrebassistes
fétiches, Paul Chambers, avait fait un enregistrement
avec Warne Marsh chez Atlantic (les 12/12/1957 et
16/01/1958, avec Philly Joe Jones, Ronnie Ball dans la
première session, et avec Paul Motian dans la
deuxième session).
Toujours est-il que la magie s'est opérée au
cours de ces trois soirées (magie tristanienne
?).
Que dire pour essayer
d'évoquer ce que ces trois musiciens nous ont offert
?
Un style tristanien par
excellence. À savoir, un art de la fluidité.
C'est le maître mot. Je serais tenté de faire
un parallèle, pas si lointain que cela, avec
l'Art de la
fugue, en raison
du goût prononcé pour Jean-Sébastien
Bach que plusieurs tristaniens, notamment Lenny Popkin, ont
évoqué de temps en temps.
Pour compléter la recette, vous prenez un
thème (avant tout un bon standard) ; vous y mettez
toute la fluidité possible et vous improvisez, sans
laisser reposer. Côté improvisation, les
tristaniens, au même titre que Charlie Parker dans un
autre style, sont passés maîtres dans le jeu,
parfois rempli d'humour, du "maquillage mélodique".
Prenant de telles libertés qu'ils n'hésitaient
pas à donner de nouveaux titres aux standards
revisités (il me semble intéressant, à
ce propos, de rapprocher le fait que Lennie Tristano est
devenu complètement aveugle à l'âge de
neuf ans, et le fait qu'il se plongea avec une telle passion
dans le domaine de l'improvisation, comme pour pallier sa
cécité visuelle).
De nombreux standards ont
donc constitué leur répertoire. Avec, comme
c'est souvent le cas dans l'école tristanienne, un
début avec quelques notes évocatrices d'un
thème, suivies d'une improvisation nous
éloignant du thème du départ à
tel point qu'il en devient parfois
méconnaissable.
Avec une batterie au service entier du saxophoniste et de la
basse.
Le bassiste tenait en effet quasiment autant une place de
leader que le saxophoniste. Mais sans la batterie, point
d'issue ! L'impulsion lancinante produite par la batterie
est une sorte de creuset indispensable à la
création sonore des deux autres instrumentistes dans
ce style de jazz. Lennie Tristano avait, en effet, une
conception particulière de la batterie, recherchant
des batteurs "qui ne cassent pas le rythme avec des figures
totalement hors contexte" ; "il pensait que l'essentiel,
pour un batteur, c'est d'exprimer un véritable
sentiment du temps". Cette conception, souvent incomprise
même de la part de certains musiciens (n'a-t-on pas
prétendu sans arrêt qu'il avait "une conception
métronomique du tempo" ; ne l'a-t-on pas
traité de "drumophobe" !), découlant de la
fluidité que certains musiciens de jazz recherchent
(notamment certains parmi ceux qui sont catalogués
sous la terminologie de West-coast, mais aussi d'autres, issus
d'autres points cardinaux). Pour Tristano et ses nombreux
émules, c'est une quête permanente (quelques
noms au passage pour compléter ceux
déjà cités : le trompettiste Don
Ferrara, les saxophonistes Ted Brown et Gary Foster, Richard
Tabnik, le pianiste Ronnie Ball, le bassiste Peter
Ind).
A noter une innovation de
taille, où le saxophone devient, à son tour,
accompagnateur de la basse, notamment au cours de solos de
basse où Jean-Philippe Viret utilise son archet. Cet
accompagnement s'effectue à la manière des
duos de saxo réalisés antérieurement
par Warne Marsh et Lee Konitz (comme c'est le cas dans
Lee Konitz With
Warne Marsh, en
1955 chez Atlantic) où l'un des saxo accompagne
l'autre dans un contre-chant frénétique. Le
résultat est prodigieux.
La connivence s'établit aussi au-delà de
l'exécution musicale : dans le choix des
thèmes. Lenny reste songeur devant quelques notes
manuscrites qui traînent sur son pupitre, puis il se
tourne vers Jean-Philippe Viret pour lui proposer un
thème. Ce dernier acquiesce avec un hochement de la
tête traduisant un plaisir certain qui se
détache de son visage. On ne dit pas non au
maître et encore moins quand on se fait plaisir. Puis,
il se tourne vers Carol qui acquiesce à son tour,
avec une moue de plaisir similaire. On a vraiment
l'impression de se trouver devant deux enfants heureux de ce
que l'on leur propose.
Cette connivence se
traduit aussi par un plaisir intense partagé entre
certains auditeurs, mais aussi entre les trois membres du
trio qui prennent un grand plaisir à jouer ensemble.
C'est une véritable communion (où la religion,
à mes oreilles, n'a rien à voir) ! Qui se
traduit par des échanges furtifs de regards entre
d'une part les musiciens et d'autre part entre les musiciens
et certains spectateurs. Cela n'est pas spécifique
à ce trio, mais cela se fait avec un tel
cérémonial ! Qui traduit le plaisir de jouer
à un instant donné et son corollaire le
plaisir d'écouter, que ce soit de la part des
spectateurs ou des musiciens eux-mêmes. D'ailleurs, en
allant discuter avec Jean-Philippe Viret à la fin de
la soirée du dimanche soir, il ne m'a pas
caché combien il était sensible à cette
passion que développaient certains
spectateurs.
Alors, à
l'année prochaine ?
Ou peut-être avant, à l'occasion de la sortie
d'un hypothétique CD ?
Ou peut-être plus tôt en live. Lenny et Carol semblent beaucoup
apprécier la France à tel point qu'ils
pourraient rester quelques années sur notre sol...
pour le plus grand plaisir de :
Dr Gilbert
Maurisson
jazz-mélomane
20 avril - 02 juin 2002